Le pluralisme religieux en Algerie

Pluralisme religieux et pluralisme politique en Algérie après la guerre civile « Il y a quelque temps, les médias ont a...

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Pluralisme religieux et pluralisme politique en Algérie après la guerre civile

« Il y a quelque temps, les médias ont attiré l’attention sur un phénomène considéré comme « nouveau » en Algérie : les conversions de plus en plus nombreuses au christianisme. On a parlé du « retour en grâce » des Eglises protestante et catholique en Kabylie, phénomène intrigant voir irritant pour les autorités en place »1. En effet, depuis 2004, la presse locale se fait l’écho d’un phénomène, celui d’une évangélisation de la Kabylie ! Bien qu’il soit difficile d’en mesurer et d’en évaluer l’ampleur, il est par contre intéressant d’analyser les réactions politiques tant elles sont riches d’enseignement sur les tensions qui parcourent la société algérienne et les inquiétudes qui hantent le régime. En effet, le 20 mars 2006, le parlement adoptait l’ordonnance 06-03 qui fixe « les conditions et règles d’exercice des cultes autres que musulman ». Celle-ci rappelle que l’Etat garantit la tolérance et le respect entre les différentes religions mais pour aussitôt énumérer les conditions nouvelles d’exercice du culte : « art.5. L’affection d’un édifice à l’exercice du culte est soumise à l’avis préalable de la commission nationale ; est interdite toute activité dans les lieux destinés à l’exercice du culte contraire à leur nature. Art.7.L’exercice collectif du culte a lieu exclusivement dans les édifices destinés à cet effet, ouverts au public et identifiables de l’extérieur. Art. 8. Les manifestations religieuses ont lieu dans les édifices, elles sont publiques et soumises à une déclaration préalable Art.9 . Il est créé, auprès du ministère chargé des affaires religieuses et des wakfs une commission nationale des cultes. Les conditions de l’exercice du culte sont soumises à un dispositif pénal qui n’a pas manqué de soulever un tollé. En effet celui-ci stipule « qu’est puni d’un emprisonnement d’un an à trois ans et d’une mande de 250 000 DA à 500 000 DA quiconque, par discours prononcé ou écrit affiché ou distribué dans les édifices où s’exerce le culte ou qui utilise tout autre moyen audiovisuel, contenant une provocation à résister à l’exécution des lois ou aux décisions de l’autorité publique… ». L’art.11 stipule qu’est puni d’emprisonnement de 2 à 5 ans quiconque : - « incite, contraint ou utilise des moyens de séduction tendant à convertir un musulman à une autre religion, ou en utilisant à cette fin des établissements d’enseignement, d’éducation, de santé, à caractère social ou culturel, ou institutions de formation, ou tout autre établissement, ou tout autre moyen. -

fabrique, entrepose, ou distribue des documents imprimés ou métrages audiovisuels ou par tout autre support ou moyen qui visent à ébranler la foi d’un musulman ».

Comment comprendre cette réaction législative ? Comment expliquer cette volonté d’édifier un arsenal juridique sur l’exercice du culte pour les non musulmans ? Cet article montre que la réaction du régime face au phénomène de la conversion des 1 Jean-François Petit, « Quand les Kabyles redécouvrent Augustin ». Augustin de l’Assomption. http://www.assomption.org

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musulmans s’inscrit dans un contexte de post guerre civile où le régime tient à limiter le plus grandement possible toutes les formes de pluralisme religieux perçu comme un préalable au pluralisme politique. En somme la question de la liberté religieuse est porteuse d’un débat sur la liberté politique.

Liberté, identité et pluralisme religieux

Le compte-rendu dans le journal El Watan (26 juillet 2004) d’un colloque organisé à l’Université des sciences islamiques Emir Abdelkader de Constantine apparaît comme le commencement de « l’affaire ». L’auteur résumait les propos tenus par les uns et les autres sur ce phénomène. Celui-ci était perçu à travers l’angle de la théorie du complot : l’Algérie serait la cible d’une campagne entamée en Kabylie mais qui viserait « tout le pays ». Pour l’auteur de l’article : « La réalité est que, officielles ou pas, visibles ou pas, les églises en Kabylie sont nombreuses. Ils s’en créent à une vitesse fulgurante aux quatre coins de la région », et l’auteur de préciser : « si le phénomène de l’évangélisation en Kabylie n’est pas nouveau, son ampleur grandissante, son idéologie évidente, ses objectifs inavoués et son instrumentalisation par des forces nationales et internationales vont engendrer des crises supplémentaires dans une Kabylie et une Algérie déjà saturées de crises en tout genre »2. L’Algérie serait victime, après le colonialisme et le wahhabisme, des évangélistes : « l’évangélisation en Kabylie n’est pas spontanée, aujourd’hui, comme hier. Elle est le résultat d’un prosélytisme organisé et financé par une stratégie mondiale d’évangélisation des peuples musulmans » affirme notre auteur. Enfin l’enquête se concluait par un appel aux pouvoirs publics : « il est désolant de constater que le pouvoir ose à peine murmurer une critique face à la nouvelle politique coloniale américaine ». La conversion de Kabyles s’inscrit dans un imaginaire politique où l’individu n’est pas perçu comme libre de son choix mais bien davantage comme le résultat d’un complot, d’une stratégie en un mot, d’un piège. En fait l’inquiétude est amplifiée par le fait que le phénomène se situe un Kabylie : « De nombreux missionnaires rêvent de faire de la Kabylie un nouveau Liban multiconfessionnel. Actuellement sans élus légitimes, mais avec des ‘indus élus’, la Kabylie donne l’impression d’être colonisée par un pouvoir qui lui étranger. L’idée d’autonomie faisant son chemin, les ingrédients et la sécession kabyle se réunissent jour après jour dans l’indifférence politique générale ». Le constat pausé, l’auteur en appelle à l’autorité : il y a urgence car péril en la demeure… Et pourtant, la présence de chrétiens en Kabylie n’est pas nouvelle et le mythe d’une terre artificiellement islamisée est ténu3. L’historienne Karima Dirèche-Slimani souligne que la présence des chrétiens en Kabylies et de quelques milliers seulement4. Dès le XIX siècle, dans le cadre du pouvoir colonial, la Kabylie devient un enjeu politique et religieux, qui associera la colonisation à la 2

Saad Lounés, « Evangélisation en Kabylie », El Watan, 26 juillet 2004. Kamel Chachoua recense les clichés sur la religiosité des Kabyles. Il cite Alfred Rambaud, auteur d’un ouvrage au XIX siècle sur la Grande Kabylie qui écrivait : « après avoir été des chrétiens assez douteux, ils sont devenus des musulmans d’une espèce particulière » ou bien le Père Dugas : « On a dit que la Kabylie est la Suisse de l’Algérie, pour Monseigneur l’archevêque d’Alger, c’est le Liban de l’Afrique ». L’Islam Kabyle. Paris : Maisonneuve et Larose, 2001, 4 Dirèche-Slimani Karima, Chrétiens de Kabylie 1873-1954.Une action missionnaire dans l’Algérie coloniale. Paris : Bouchène, 2004. 3

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christianisation. L’œuvre des Pères Blancs, fondée sur le préjugé, que les Kabyles sont faiblement islamisés, aura pour tache de faciliter leur réintégration dans la « religion de leurs ancêtres ». Politique coloniale hier, stratégie américaine d’évangélisation aujourd’hui, la conversion de Kabyles au christianisme suscite toujours une immense source d’inquiétude. Et cela d’autant plus que le phénomène s’inscrit dans un période de très forte remise en questions des héritages identitaires fabriqués durant la guerre d’indépendance (1954-1962). Car parallèlement à la sortie de l’Islam et à l’entrée dans le christianisme, il se produit aussi une sortie de « l’islam officiel » pour entrée dans un « islam sectaire ». L’évangélisation en Kabylie s’inscrit dans un contexte global où la pratique religieuse, face à une offre abondante, se diversifie. Le phénomène est mondial et l’Algérie n’y échappe pas. Il reste à analyser les conditions matérielles et spirituelles qui rendent ce processus effectif en Algérie et à comprendre pourquoi ce phénomène provoque un tel émoi auprès des dirigeants politiques. De la fin de l’unanimisme politique à la fin de l’unanimisme religieux ?

1. Une conjoncture favorable à la contestation

L’État algérien a résisté à la guerre civile et n’a pas sombré. Ses administrations civiles ont, tant bien que mal, continué à fonctionner et ses appareils sécuritaires ont gardé la cohésion nécessaire dans la lutte contre la guérilla. Néanmoins, force est de constater que la guerre civile a occasionné des drames qui se traduisent par une profonde transformation des comportements individuels. La société algérienne sort traumatisée. Elle a payé le prix fort de l’effondrement de la communauté nationale. La fin du monopole par l’Etat-FLN de la définition de la communauté nationale algérienne a ouvert la voie à un questionnement sur l’histoire et sur l’identité algérienne. Dans la violence, la société algérienne redécouvre sa pluralité politique. Cette période dramatique est-elle porteuse de pluralisme politique ? L’État, à la faveur de la guerre civile, a cherché à redéfinir ses fondements : la démarche d’Abdelaziz Bouteflika a ouvert sur le plan symbolique de nouvelles perspectives en Algérie. A travers ses nombreux discours, le nouveau président n’hésitait pas à préciser que la légitimité révolutionnaire du régime avait fait faillite et que l’Etat devait reposer sur d’autres fondements que ceux de la guerre de décolonisation : ses appels à la réconciliation concernaient tout autant les islamistes, que les pieds Noirs et les juifs. Pour la première fois depuis l’indépendance, un chef d’Etat s’efforçait de redéfinir la composante identitaire de l’Etat jusque-la fondée sur le triptyque : Islam, Arabe et Nation. Bien évidemment une telle démarche avait séduit la communauté internationale et en particulier la France qui espérait voir l’Algérie se réconcilier avec elle-même. Pourtant cette approche a vite montré ses limites.

L’affaire de la conversion s’inscrit dans un contexte post traumatique pour le régime et la société. Elle est d’autant plus surprenante que le paysage religieux de l’Algérie n’a cessé de se restreindre au cours de son histoire contemporaine : l’islam est la religion de 99 % de la population ! Pour le Ministre des Affaires religieuses, l’Algérie traverse « une grave crise culturelle et religieuse ». En ce qui concerne l’Islam, un cheminement équivalent est engagé : les musulmans algériens ont été profondément

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bouleversés par les années de violence au nom de l’Islam. Une recherche personnelle est engagée pour redéfinir le cadre relationnel que chacun cherche à établir avec le divin. La violence des groupes islamistes a provoqué une secousse dans les consciences. En effet la dérive mortifère de la violence en Algérie durant la décennie quatre-vingt-dix continue à produire un questionnement sur la religion et en particulier sa dimension sectaire. La dérive mortifère des islamistes armés est une réalité, mais la diabolisation de l’ensemble de la mouvance islamiste par le régime rejoint un sentiment de malédiction qui tend à se généraliser : des « forces obscures » se seraient déchaînées sur l’Algérie. L’émergence d’une violence eschatologique ou sectaire ne peut que conduire à s’interroger sur les causes profondes de la violence qui sévit en Algérie depuis une quinzaine d’années. Violence protéiforme qui surgit tant du milieu naturel (inondations, tremblements de terre) que des transformations socio politiques (interruption du processus électoral en 1991, guerre civile et insurrection en Kabylie, terrorisme). C’est dire que l’engagement dans des mouvements armés sectaires en Algérie s’inscrit aujourd’hui dans un registre local où la mort et la recherche du salut occupent une place immense.

Depuis 2003, l’Algérie bénéficie de la hausse vertigineuse des prix du pétrole. Jamais depuis sa jeune histoire l’Etat n’a disposé d’autant de ressources financières. Et pourtant les séquelles de la guerre civile sont toujours présentes, tant sur les plans économiques que politiques. La décennie passée a profondément bouleversé l’équilibre que l’Etat entretenait avec la société. La libéralisation, le rétablissement des équilibres macro-économiques (1994-98) et la privatisation ont développé une paupérisation de la société (sur 31 millions d’habitants, 8,5 millions vivent avec 1800 euros par an). Pourtant les recettes des exportations pour l’année 2007 sont estimées à 56 milliards de dollars et les réserves en devises avoisinent les 100 milliards. Jamais depuis le début de sa jeune histoire, l’Etat n’a disposé d’autant de ressources financières. Les performances récentes de l’économie algérienne ne sont pas un gage de développement durable, mais un effet de la montée du prix du baril de pétrole. L’Algérie s’est donc enrichie, mais ses dirigeants ne sont pas parvenus à convaincre les citoyens qu’ils en seraient les premiers bénéficiaires. La rente pétrolière ne fait plus illusion, elle crée de la richesse mais non du développement. Ainsi lors des élections législatives de mai 2007, le taux national de participation a atteint le taux de 35,51 %, il apparaît officiellement comme l’un des plus faible enregistré depuis l’indépendance en 1962. « Voter pour qui, pourquoi ? »5. Comme le souligne un éditorialiste algérien les électeurs « sanctionnent l’absence de politique et la transformation des partis en simples appareils et courroie du système…cela suppose que l’on sorte des logiques de façade pour aller vers une démocratisation réelle et effective ».

Dans ce contexte de maux de toutes origines, la recherche du salut ne passe plus ni par la violence ni par la politique. Cette décennie tragique semble avoir encouragé la résurgence de ces intercesseurs6 que sont les marabouts, quand ce n’est pas le repli 5

Le Quotidein d’Oran, 19 mai 2007

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H. Touati, Entre Dieu et les hommes : lettrés, saints et sorciers au Maghreb (17 e siècle), Paris, EHESS, 1994.

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sur soi. Le sentiment de malédiction qui est venu remplacer la faute généralement attribuée au colonialisme fait naître une inquiétude multiforme. La recherche du salut s’accompagne d’une quête individuelle de rachat, comme si les maux qui ont frappé l’Algérie étaient autant de châtiments divins. C’est dans ce contexte que s’opère le basculement des individus dans une offre religieuse « nouvelle », une offre perçue comme régénératrice et salvatrice car sur le plan psychologique, la société algérienne est confrontée à l’émergence du suicide. Nourredine Toualbi, psychanaliste, souligne qu’en Algérie : « les jeunes générations sont en rupture des sens où leur trajectoire vitale est contrariée par le poids de misères existentielles innombrables (misère sociale, affective, sexuelle), il est à craindre des effets de retour d’angoisses destructeurs. Ces jeunes sont parfois porteurs de danger pour les autres aussi – et peut-être surtout sont-ils dangereux pour eux-mêmes qui vivent les affres d’un grave désenchantement dans une société prétendument égalitaire mais qui n’a jamais tenu ses promesses »7.

2. La diversité religieuse : une menace pour l’Etat ? L’unanimisme politique a conduit à la guerre civile et à la nécessité de reconnaître le pluralisme politique. Si l’Algérie n’est pas une démocratie, force est de constater que son parlement représente les grands courants politiques qui traversent la société algérienne. Ce résultat est le produit d’une lente mais irréductible lutte face à un EtatFLN imprégné d’une idéologie unanimiste. Du point de vue religieux, l’Etat est marqué par la devise du réformiste Cheikh Abdelhamid Ibn Badis (1889-1940) : « le peuple algérien est musulman et à l’arabité il appartient ». Ce principe a amené l’Etat, au nom de l’islam officiel, à restreindre les autres formes d’expression du religieux. Parfois il a été amené à les utiliser les unes contre les autres afin de les neutraliser. Comme le souligne Sossie Andezian : « L’Etat algérien indépendant, ouvertement hostile au courant mystique, module progressivement sa politique au gré des intérêts nationaux, pour ostensiblement encourager son expression à certaines périodes en tant que patrimoine historique au détriment de l’islamisme ». L’Islam d’Etat ne doit pas faire oublier « la diversité des rapports au religieux dans l’Algérie indépendante malgré l’uniformisation par l’Etat des systèmes de croyances et de pratiques rituelles » souligne-t-elle8. Aussi, la volonté de contrôler le culte des non musulmans s’inscrit dans la même perspective que celle qui aspire à contrôler celui des musulmans. Combattre l’Islam politique au nom de l’Islam officiel !

Parallèlement à la résurgence du courant mystique en Algérie, deux courants se heurtent à l’Islam d’Etat : celui de l’Islam politique, portée par le FIS au début de la décennie quatre-vingt-dix et celui du salafisme depuis le début de la décennie deux mille. Durant la guerre civile, l’armée avait justifié son combat par le fait que le FIS et la guérilla islamiste menaçaient la « démocratie » et la nature « républicaine » de l’Etat. Les propos anti-démocratique des responsables de l’ex-FIS (1989-1991) et la stratégie des massacres de civils par les groupes islamistes armés ont renforcé, tout 7

Liberté, 07/12/2000 Sossie Andezian, « Mysticisme extatique dans le champ religieux algérien contemporain » in Islam Pluriel au Maghreb (dir) S. Ferchiou. Paris : CNRS, p. 325 8

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au long de la décennie, la volonté de l’armée d’éradiquer les tendances politiques et armées de l’islamisme algérien. Force est de constater que des mutations politiques se sont opérées dans la mouvance islamiste. La guerre civile a permis le développement d’une maturité politique qui s’était traduite en 2000 par le soutien d’une partie des dirigeants de l’ex-FIS vers le parti Wafa (non agréé) de Taleb Ibrahimi. L’AIS, le bras armé du FIS, avait entrepris son auto dissolution et ses membres avaient bénéficié d’une amnistie. Les mutations politiques de l’ex-FIS ne semblaient pas suffisamment profonde pour amener le pouvoir algérien à modifier sa politique comme l’a illustré son refus de légaliser un parti (le parti Wafa) susceptible de faire revivre l’ex-FIS. En novembre 2000 le ministre de l’intérieur se refuse à reconnaître le parti Wafa qui lui apparaît comme « une reconstitution du parti dissous ». Il sonne le glas des islamistes de l’ex-FIS. Pour ces derniers la reconnaissance de ce parti aurait constitué un gage sérieux de la part du pouvoir militaire de trouver une issue, non seulement militaire à la guerre, mais aussi politique. Arguant du fait que la direction du parti Wafa était constituée en partie d’ancien responsable du FIS, le ministre de l’intérieur prenait le droit de refuser la reconnaissance de ce parti. Pour Ahmed Taleb Ibrahimi, président de Wafa : « seulement 2,5 % de la composante de Wafa étaient des sympathisants du FIS ». Désabusé, A. T. Ibrahimi rappellait que : « les récentes années écoulées ont démontré que la dissolution, par voie de justice de ce mouvement politique (FIS), n’a nullement effacé sa réalité sociale et pour preuve : le pouvoir a négocié avec la Direction politique du FIS en prison...Faut-il tuer les trois millions d’Algériens qui ont voté pour le FIS ? Les priver de leurs droits civiques au mépris de la Constitution et de la loi sur la Concorde civile ? »9 . La crainte évoquée au début de la décennie quatre vingt du risque d’un Etat islamique sous la bannière du FIS n’est plus pourtant d’actualité : « L’Etat, soulignait Radha Malek, a une forme, celle de la république, il est impensable de la modifier. Pas question de transformer l’Algérie en émirat, en sultanat quelconque. Pour qu’on puisse avancer, il faut condamner le terrorisme. Ces gens du FIS ne l’accepte pas encore »10. Les islamistes de l’ex-FIS avaient fait leur mutation politique : condamnation du GIA, soutien à la candidature d’Ahmed Taleb Ibrahimi au élection présidentielle, ce qui démontraient pour eux une évolution par rapport à la période infantile (1989-91)11. Le parti Wafa était à même de représenter ces mutations politiques des islamistes de l’ex-FIS, de faciliter leur socialisation dans un espace politique reconfiguré au cours de la guerre civile. En somme le parti Wafa était à même de constituer le débouché politique des islamistes de l’ex-FIS soucieux de réintégrer le champ politique. Le parti représentait pour l’armée l’opportunité de domestiquer toute une génération de sympathisant islamiste qui, orphelin du FIS, ne peuvent exprimer politiquement leur sentiment politique. Cette nécessité d’un retour sur la scène politique d’un parti populaire islamiste s’expliquait par l’échec des partis islamistes modérés de Mahfoudh Nahnah (Mouvement de la société pour la paix) et A. Djabballah (Mouvement de la Réforme nationale) à capter cet électorat12. Est-ce l’absence d’un

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La Tribune, 23 novembre 2000 l’Humanité, n° 295, 1995 11 O. Roy, L’échec de l’islam politique. Paris : Seuil, 1992 12 Atmane Tazaghart, « Quelles perspectives pour les partis islamistes algériens ? ». http://www.cerisciencespo.com/archive/march03/artat.pdf 10

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nouveau parti islamiste populaire et radical qui explique l’engouement pour le salafisme au lendemain de la guerre civile ? En effet le salafisme13 remporte un succès croissant dans la société algérienne. Pour les autorités algériennes, le salafisme se divise en trois courants14 : un « salafisme scientifique » qui oblige le peuple, selon la tradition, à obéir au prince ; un « salafisme actif » qui est l’œuvre des ex-radicaux du FIS, ils oeuvrent à faire de l’individu une « forteresse » bâtie sur des valeurs islamiques et enfin un « salafisme djihadiste » incarnée par le GSPC, devenu Al Qaida au Maghreb Islamique. Les deux premiers courants sont très largement majoritaires dans la mouvance salafiste. Ils apparaissent comme une réaction religieuse à la guerre civile : restaurer l’image et le message de l’Islam après l’usage qui en a été fait par les groupes islamistes radicaux et rendre aux croyants musulmans algériens le chemin de la paix intérieure par la réappropriation des valeurs islamiques fondamentales. Ces deux courants sont encouragés par le régime, ils permettent le recyclage des valeurs de l’ex-FIS du champ politique vers l’individu. L’Etat islamique n’est plus qu’une utopie alors que « l’individu forteresse » animé par des valeurs islamiques devient le projet du courants salafiste. Cela dit, pour le régime, le salafisme, y compris dans sa version la plus pacifiste, demeure une menace dans la mesure où ses « valeurs » et certaines de ses « pratiques » semblent incompatibles avec celles de « l’islam officiel ». Son contournement se fait au travers de petites subtilités qui n’en demeurent pas moins porteuses d’une symbolique forte, celle de la défiance envers le régime. Ce sont des haut-parleurs qui, dans certaines mosquées, appellent à la rupture du jeûne quelques minutes avant l’heure légale, ou bien la diffusion de prières « taraouih », voire l’importation de Coran comportant selon le Ministère des Affaires religieuses « des altérations graves et malveillantes des versets », etc. Le troisième courant est un défi sécuritaire pour le régime, c’est le plus médiatique car le plus violent. En 2006, le GSPC (groupe salafiste pour la prédication et le Jihad), organisation fondée en 1998 par Hassan Hattab, annonçait son ralliement à El Qaïda. Son émir, Abou Moussab Abdel Wadoud, soulignait les raisons de son ralliement dans une lettre d’allégeance : « Nous avons entière confiance en la foi, la doctrine, la méthode et le mode d’action de ses membres, ainsi qu’en leurs chefs et leaders religieux »15. Les conséquences de ce ralliement au réseau d’El Qaïda sont observables dans la nouvelle stratégie de violence. Pour la première fois en Algérie, la technique de l’attentat suicide est intégrée dans le dispositif de guerre contre le régime. Ainsi le jeudi 6 septembre 2007, un attentat suicide visait le cortège du président dans la ville de Batna (22 morts et plus de 100 blessés). Le samedi 8, un nouvel attentat suicide avait lieu contre la caserne de gardes-côtes à Dellys, il avait été perpétré par un adolescent de 15 ans ! Le bilan est de 28 morts. Le 11 avril une triple attaque avait provoqué à Alger 30 morts et 220 blessés. Tous ces attentats ont été revendiqués par El Qaïda Maghreb. Après l’attentat sanglant du 11 avril 2007, un communiqué d’El Qaïda au Maghreb islamique expliquait : « nous disons aux renégats et à leurs maîtres croisés : recevez la nouvelle de la venue des jeunes combattants de l’Islam qui aiment la mort et le martyr comme vous aimez la vie de débauche et de délinquance, par Allah, nous ne déposerons nos épées ni ne savourerons la vie 13

Une idéologie qui prône le retour aux pratiques du temps du Prophète (salaf en arabe signifie « ancêtre »). Pour une approche complète du terme voir Bernard Rougier (sous sa direction). Qu’est-ce que le salafisme ?Paris : PUF, 2008. 14 Magharebia , 22/12/2006 15 Mathieu Guidère, « Une filiale algérienne pour Al-Qaida ». Le monde diplomatique, novembre 2006.

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jusqu’à ce que nous libérions chaque pouce de la terre d’Islam de tout croisé et de tout renégat et collaborateur (avec l’ennemi) et jusqu'à ce que nos pieds foulent notre Andalousie perdue et notre Jérusalem bafouée». La prise du pouvoir n’est plus un objectif. Dorénavant le GSPC aspire à devenir le représentant d’El Qaïda au Maghreb et à faire du terrorisme son instrument de guerre. Avec moins de 1000 combattants, le GSPC est contraint de s’ouvrir : il ambitionne donc de servir de plateforme aux organisations terroristes régionales et surtout de devenir l’intermédiaire incontournable pour l’envoie de combattants en Irak en contrepartie d’une aide logistique d’El Qaïda dans la région16.

Comme nous le voyons « l’Islam officiel » est contesté à la fois par le courant mystique, l’islamisme et par certains courants salafistes. Pour le régime, le contrôle la diversité religieuse est source de menace. Elle favorise une libre interprétation du message coranique susceptible de provoquer des violences. Dans cette perspective, le contrôle des différentes formes d’expression religieuse au sein de l’Islam est un impératif. Cette approche gouvernementale est appliquée avec la même rigueur aux religions non musulmanes. On comprend dès lors mieux la réaction du régime face au phénomène de conversion en Kabylie. Il n’en demeure pas moins que le régime est animé par une idéologie destructrice dans la mesure où elle laisse à penser que la diversité religieuse est source d’inquiétude et de violence. Une telle vision laisse à penser que l’Algérie mais aussi plus généralement le Maghreb est frappé d’amnésie collective en matière religieuse. Car l’inquiétante évolution de l’Algérie n’est pas spécifique, les régimes voisins partagent les mêmes angoisses17. L’Islam officiel y est contesté et émergent, là aussi, des courants qui redéfinissent le champ religieux18. En effet, les réactions aux conversions au christianisme ou à l’implantation de nouvelles églises suscitent, comme en Algérie, inquiétude et colère. Et pourtant le paysage religieux au Maghreb n’a jamais été uniforme. La présence des non musulmans est ancestrale. Certes la conquête de l’Afrique du Nord par les Omeyyades à la fin du VIIe siècle éclipse les plus célèbres des églises d’Afrique : Carthage et Hippone, dont Saint Augustin était évêque entre 396 et 430 ! Comme le souligne François Decret : « l’Eglise de Carthage tient une place majeure dans l’histoire du christianisme non seulement par ses martyrs, mais aussi grâce à sa tradition conciliante et à ses illustres représentants, Tertullien, Cyprien de Carthage puis Augustin d’Hippone »19. Cette histoire religieuse n’imprègne pas les sociétés d’Afrique du Nord. De même la présence des juifs est millénaire et pourtant ils demeurent perçus comme des « étrangers » que l’on soupçonne depuis la création de l’Etat Hébreu, en 1948, de collision émotionnelle. Qu’il semble loin l’accueil en Afrique du Nord des juifs persécutés dans l’Espagne du XV siècle ! L’histoire de la diversité religieuse au Maghreb est impérative, elle est à même de s’opposer à la vision réductrice que propage les Etats depuis les indépendances. Elle est un préalable dans le processus de réappropriation de l’histoire plurielle de la région. En fait elle peut ouvrir les sociétés vers un pluralisme politique fondé sur une histoire

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The New York Times, 2007/11/22 « Foreign Fighters in Iraq Are Tied To Allied of US » Smahane Bouyahia, Polémique au Maroc : les évangélistes sont-ils une menace ? (http://www.afrik.com/article8209.html) ; 18 S. Ferchiou (dir). L’islam pluriel au Maghreb. Paris : CNRS, 1996 ; Malika Zghal. Les islamistes marocains : le défi de la monarchie. Paris : La découverte, 2005. 19 François Decret. Christianisme en Afrique du Nord ancienne. Paris : Le Seuil, 1996 17

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religieuse où cohabitent diverses croyances. Malheureusement, une telle évolution n’est pas à l’ordre du jour.

III. Démocratie et diversité religieuse L’ordonnance 06-03, adoptée par le parlement, a été critiquée par le Département d’État dans son rapport sur la liberté religieuse dans le monde20. Bien qu’il n’existe pas de données fiables sur le nombre de non musulmans en Algérie, l’évaluation courante qui en est faite est d’environ 5000. En se fondant sur des chiffres fournis par des responsables des communautés chrétiennes, il y aurait 3000 membres des églises évangéliques, la plupart en Kabylie, et 300 catholiques. Et pourtant, la présence des chrétiens en Algérie est ancienne. Dans un compte-rendu d’un document de 200 pages résumant la rencontre des délégués des quatre diocèses d’Algérie, l’auteur souligne : « rendue faible numériquement et spirituellement par les épreuves qui l’ont atteinte –départ d’un million d’Européens presque tous chrétiens en 1962, départ à partir de 1994 du petit groupe qui s’était formée après l’indépendance, assassinat des 19 religieux-, l’Église d’Algérie n’a en réalité pas cessé d’approfondir sa mission ». L’Algérie d’aujourd’hui voit arriver de nouveaux chrétiens : « la présence de migrants venus de l’Afrique subsaharienne qui traversent l’Algérie à la recherche d’un passage vers l’Europe, et le développement très rapide de nouvelles communautés ecclésiales non catholiques – principalement évangéliques- notamment en Kabylie ». Dans ce contexte, les délégués formulent la question suivante : « Quelle est la mission de l’Église d’Algérie ? ». Du point de vue politique, on pourrait formuler la nécessité d’accepter une société plurielle et diversifiée. Le départ du million d’Européens et l’exil des 140 000 juifs algériens21 ont appauvri la société algérienne dans sa diversité.

La guerre d’indépendance a favorisé un nettoyage ethnique et religieux. Elle a également enfermé la société algérienne dans une dynamique de l’authenticité meurtrière qui l’a entraînée dans un processus d’auto-mutilation qu’a constitué la guerre civile. A la violence contre les francophones s’est opposé l’éradication des islamistes…Il est fort à craindre aujourd’hui que la dynamique du nettoyage ethnique se poursuive : tous les ingrédients pour son déchaînement sont présents. Le phénomène de l’évangélisation en Kabylie représente une formidable opportunité de faire violence à une population – les Kabyles – perçue dans l’imaginaire politique des partisans de « l’Islam officiel » comme une cinquième colonne. Lorsque le quotidien El Khabar écrit : « les cloches des églises résonnent aujourd’hui au pied du Djurdjura » il ne manque pas de susciter des réactions de violence auprès de son électorat qui y voit là le retour des « croisés ». Les émeutes qui ont embrasé la Kabylie deviennent l’objet d’une relecture qui ne manque pas d’inquiéter. Selon le journal Al Zaman (5/6 mai 2001) le leader du RCD, Said Saadi, aurait : « sciemment induit en erreur les autorités algériennes en leur révélant l’existence en Kabylie d’imprimeries clandestines éditant des ouvrages de théologie chrétienne destinés à être distribués dans toute l’Afrique ». C’est sur la base de ces données que la gendarmerie aurait déclenchée des recherches menant à l’arrestation du lycéen Massinissa Guermah. Son décès, le 18 avril 2001, dans les locaux de la Brigade de 20 21

International Religious Freedom Report 2006 Daniel Rivet ; Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation. Paris : Hachette, 2002, p.55

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gendarmerie de Béni-Douala, provoqua des émeutes et la mort d’une centaine de personnes. L’ampleur de la répression généra un mouvement de contestation qui déborda de la Kabylie et atteignit les petites villes du massif des Babord. La gendarmerie, le gouvernement et l’Etat furent conspués par des manifestants constitués de jeunes chômeurs, de cadres etc. A l’instar des jeunes sympathisants du FIS au début de la décennie quatre vingt dix, ils criaient leur haine du mépris (la hogra) qu’affiche les forces de sécurités à leur égard. Confiné à la Kabylie, le ressentiment qu’exprimaient les contestataires trouva un écho dans le reste du pays. Pour le régime les événements de Kabylie représentaient l’ouverture d’un « second front » après la guerre contre les islamistes22. En décembre 2001, dans son rapport la commission soulignait : « les troubles continuent, parfois s’étendent, et rien ne laisse prévoir l’apaisement dans un délai raisonnable ». L’appel lancé par certains responsables kabyles à une autonomie de la région et les rumeurs de création de groupes armés berbères laissaient craindre que la politique de concorde civile inaugurée par le président, pour mettre fin à la guerre contre les islamistes, ne débouche sur une réconciliation, non pas avec les islamistes, mais avec les émeutiers de Kabylie.

Ces évolutions ne favorisent pas l’installation de la démocratie en Algérie. Les contraintes imposées à la liberté religieuse démontrent l’incapacité du régime à créer les conditions d’une société plurielle. L’idéologie unanimiste qui anime les dirigeants de l’Etat menace la stabilité et la sécurité de l’Algérie. La non-reconnaissance de la diversité de la société algérienne a conduit ce pays à se déchirer. La guerre de libération a donné naissance à l’Etat algérien mais a broyé la pluralité de la société algérienne dans un unanimisme de façade. La liberté religieuse en Algérie est soumise au même diktat que ceux imposés à la liberté politique. Et pourtant il est impératif, dans le cadre de l’installation de la démocratie, de parvenir à un « pacte culturel », seul à même de consolider « un pacte politique ». Comme le souligne Jean Leca : « Les problèmes de la construction de l’Etat, de la société civile et de la société politique sont préalables à la construction de la démocratie, et celle-ci n’est pas un moyen pour les résoudre mais en serait plutôt le produit émergeant »23.

Luis Martinez CERI-Sciences-Po

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Alain Mahé, Histoire de la grande Kabylie. Ed Bouchène, 2001, p.506 Jean Leca, « Paradoxes de la démocratisation ». Pouvoirs, n°86, 1998

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