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Géopolitique analyse Par Dominique Caouette, directeur du Centre d’études de l’Asie de l’Est, université de Montréal. C...

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Géopolitique

analyse Par Dominique Caouette, directeur du Centre d’études de l’Asie de l’Est, université de Montréal. Ce texte a été publié le 1er avril 2012 sur le site du Réseau Asie : www.reseau-asie.com

Photo ci-dessus : Le président de la République des Philippines, Benigno Aquino III (à droite), à Pearl Harbor en novembre 2011 en compagnie de l’ancien commandant de l’US Pacific Fleet, l’amiral Patrick Walsh. Depuis la vente de l’archipel par l’Espagne aux Américains, lors du traité de Paris de 1898, Manille et Washington entretiennent une relation privilégiée, face aux avancées chinoises en mer de Chine méridionale. En avril 2012, les armées philippine et américaine ont mené un entraînement commun baptisé « Balikatan » à Palawan, non loin des îles Spratley. Lors de la guerre froide, les États-Unis disposaient des bases de Clark et Subic Bay sur le territoire philippin. (© US Navy)

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Philippines Une transition démocratique qui n’en finit plus… Seul État catholique d’Asie du Sud-Est et ancienne colonie espagnole, les Philippines échappent aux orbites indochinoises ou malaises. Néanmoins, ses 9 000 îles bordent également la très stratégique mer de Chine méridionale et, comme ailleurs, il faut ici compter avec une solide oligarchie

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amedi 25 février 2012, le président Benigno « Noynoy » Aquino, fils de l’ancienne présidente Corazon « Cory » Cojuangco Aquino et du sénateur Benigno « Ninoy » Aquino II, assassiné durant la dictature de Ferdinand Marcos, ouvre les cérémonies commémorant la révolte populaire d’EDSA (acronyme du nom d’une importante artère de la capitale où plus d’un million de Manillais s’étaient rassemblés en février 1986 pour forcer le départ du dictateur). Aïeul des manifestations de la place Tiananmen de 1989 et plus récemment des vagues de mobilisations populaires associées au printemps arabe, le soulèvement d’EDSA reste encore dans l’imaginaire politique le symbole d’une citoyenneté militante et résolue, prête à défier les chars d’assaut et à offrir des fleurs au soldat. Et pourtant,

Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 9 Juin-Juillet 2012

après 26 années, les Philippines ont-elles vraiment changé ? Élu en mai 2010 avec un mandat fort et officiellement au pouvoir depuis le 30 juin, Benigno Aquino mène le pays tel un capitaine qui en serait à ses premières traversées, et ce dans un brouillard tout aussi dense qu’omniprésent. Pourtant, son ascension au pouvoir et son discours inaugural de juin (prononcé essentiellement en filipino plutôt qu’en anglais au grand plaisir de la majorité de ses concitoyens), laissaient envisager la possibilité de compléter la longue transition démocratique amorcée en 1986. Aujourd’hui, deux ans plus tard, il peine toujours à mettre en place un véritable programme de gouvernance, capable d’instituer les réformes sociales, politiques et économiques dont le pays a bien besoin, en commençant par le nettoyage de

Géopolitique l’administration publique. L’État philippin est fragile, pour ne pas dire mal en point. Les disparités économiques entre riches et pauvres sont parmi les plus aiguës de l’Asie du Sud-Est. En 2005, Transparency International classait les Philippines au 117e rang sur 159 pays dans son index de perception de la corruption. En 2009, la situation empirait : l’assassinat en plein jour de 58 personnes, dont 32 journalistes, aux abords de la ville d’Ampatuan, petite ville régionale de la province de Maguindanao sur l’île de Mindanao a secoué le pays tout entier et l’ensemble de la classe journalistique à travers le monde. Le massacre s’est produit dans le contexte imminent des élections nationales de mai 2010. Le 23 novembre, un convoi de journalistes, d’avocats, de militants des droits de la personne, ainsi que l’épouse et la sœur d’un candidat au poste de gouverneur qui cherchait à mettre fin au contrôle absolu qu’exerçait le clan de la famille Ampatuan, fut intercepté par des milices armées et masquées. Ils étaient alors en route pour le bureau local de la Commission électorale afin d’enregistrer la candidature de l’opposant. Les paramilitaires exécutèrent sommairement l’ensemble des membres du convoi et même des passants qui se trouvaient aux abords. Le plus grand massacre de l’histoire du journalisme a donné aux Philippines le titre peu glorieux, selon Reporters sans frontières, de pays le plus dangereux du monde pour la pratique de la profession, devançant ainsi l’Afghanistan et l’Irak.

néopatrimonial, au sein duquel une oligarchie constituée des grandes familles terriennes domine et contrôle largement la vie politique. Cette élite économique se confond largement avec l’élite politique. Soutenue par un système politique défaillant qui permet à la classe dominante de se maintenir au pouvoir, cette oligarchie sait s’allier et utiliser une bureaucratie largement politisée et personnalisée. Dans un tel État, le pouvoir politique n’a pas comme objectif le bien commun de la population, mais les intérêts privés d’une oligarchie terrienne. Si on peut rattacher la création de cette oligarchie à la colonisation espagnole, l’ère américaine (1899-1947) a permis sa consolidation. Après l’indépendance, les grands propriétaires terriens ont conservé leurs privilèges jusqu’à l’avènement du dictateur Ferdinand Marcos. Le dictateur a en quelque sorte présidé à la création d’une superclique oligarchique : il a installé ses proches et ses partenaires aux commandes du pays. Le régime cacique de F. Marcos illustre bien les formes prédatrices de gouvernance patrimoniale, tant le pillage de l’État et du trésor public était organisé de manière discrétionnaire et orienté en vue de soutenir un réseau de patronage privé. F. Marcos fut finalement détrôné en 1986 lors de l’émeute populaire d’EDSA en appui à une mutinerie militaire opposée au « vol » de l’élection présidentielle après que le dictateur vieillissant eut pris le risque d’organiser des élections. L’arrivée de Corazon Aquino, veuve de Benigno Aquino, opposant politique assassiné en 1983, avait suscité de l’espoir partout dans le pays. Mais ces espoirs ont été de courte durée. Rapidement, de fortes pressions ont été exercées sur C. Aquino qui, après avoir

Élu en mai 2010 avec un mandat fort et officiellement au pouvoir depuis le 30 juin, Benigno Aquino mène le pays tel un capitaine qui en serait à ses premières traversées, et ce dans un brouillard tout aussi dense qu’omniprésent.

Les Philippines : un État néopatrimonial Comment comprendre un tel régime politique ? Une manière heuristique est de décrire l’État philippin comme

Photo ci-contre : Le 23 avril 2012, de violents affrontements ont opposé les habitants d’un quartier de Paranaque, à côté de Manille, aux forces de l’ordre à cause d’un projet de démolition ; ils ont fait un mort et des dizaines de blessés. Les Philippins n’hésitent pas non plus à se mobiliser pour des motifs politiques, comme en juillet 2006 lorsqu’ils ont massivement demandé le départ de Gloria MacapagalArroyo, alors présidente de la République. (© Xinhua/ Rouelle Umali)

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Géopolitique Photo ci-contre : Remise de diplôme à Quezon City, à côté de Manille, le 29 mars 2012. Avec l’anglais comme langue officielle, 35 % de la population âgée de moins de 15 ans et un taux d’alphabétisation de 92,7 %, les Philippines disposent avec leur jeunesse d’un atout précieux face aux prochains défis économiques. (© Xinhua/Rouelle Umali)

Photo ci-dessus : Des marins américains et philippins s’entraînent dans le sud de l’archipel, en avril 2012. Sur l’île de Mindanao, à majorité musulmane, Manille doit faire face à une violente rébellion. Pirates, contrebandiers, guérilleros et terroristes s’y croisent ; outre le Front de libération islamique Moro, on y retrouve aussi le groupe Abu Sayyaf. (© Xinhua/Rouelle Umali)

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tenté infructueusement d’entreprendre quelques réformes, a rapidement restauré les privilèges de l’oligarchie. L’intellectuel de gauche Walden Bello, ancien dissident politique et aujourd’hui membre du Congrès philippin, décrit les Philippines de l’après-EDSA comme un système à deux visages. D’un côté, c’est une organisation démocratique au sens formel de la tenue d’élections et de l’égalité des votes. De l’autre, le pays est excessivement dispendieux et maintient l’ordre socio-économique en place, ce qui permet aux élites de changer de manière périodique. À l’intérieur de ce système, les masses philippines sont manipulées au profit des luttes entre les élites. Ainsi, il n’est guère surprenant de constater que depuis la révolte d’EDSA, les régimes qui se sont succédé n’ont pas été capables d’amener la prospérité promise, de réduire les inégalités et de stopper l’exode des Philippins : 10 % de la population, soit près de 10 millions, vivent à l’étranger et 3 000 Philippins quittent quotidiennement le pays. Ironiquement, « Noynoy » Aquino, qui est plutôt timide et peu charismatique, attire constamment une partie importante de l’attention médiatique, en raison non pas de ses programmes et projets, mais plutôt de ses fresques amoureuses et de sa passion pour les armes et les voitures de sport, étant le célibataire le mieux connu du pays. Cela non sans raison, car il est encore difficile de voir quels sont les efforts et les programmes gouvernementaux qui se mettent

en place pour nettoyer l’administration publique d’une corruption omniprésente et la sortir d’une grande inertie. Beaucoup diront cependant que plusieurs des nominations du président à certains postes clés sont prometteuses, notamment aux Affaires sociales, au département de l’Intérieur, à l’Agence de lutte contre la pauvreté, et à la Commission des droits de la personne. De plus, deux processus de négociation de paix ont été engagés : le premier avec le mouvement révolutionnaire armé d’inspiration maoïste dirigé par le Parti communiste des Philippines, et le second avec le Front de libération islamique Moro, présent sur l’île de Mindanao. Enfin, Benigno Aquino a lancé différentes initiatives, comme une Commission de la vérité pour faire la lumière sur les scandales financiers et les abus de pouvoir d’anciens officiels, en particulier de son prédécesseur, la présidente Gloria Macapagal-Arroyo (2001-2010). Heureusement pour la nouvelle administration, l’économie se porte bien, non

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pas parce qu’il existe un véritable plan de développement équitable et exhaustif, mais plutôt parce que tout comme plusieurs pays de la région, l’archipel est porté par la vague de croissance importante qui traverse l’Asie en général. De plus, la diaspora philippine et surtout les 10 millions de travailleurs migrants continuent d’envoyer massivement des devises étrangères au pays. Celles-ci ont d’ailleurs atteint un niveau record de plus de 21 milliards de dollars américains en 2010. Au niveau national, trois secteurs d’activité économique contribuent à un taux de croissance annuel de plus de 5 % : celui des ressources naturelles, en particulier les mines, l’agriculture et enfin, les services, essentiellement les multiples centres d’appel pour de grandes firmes transnationales qui poussent tels des champignons un peu partout dans l’archipel. Grâce à sa main-d’œuvre qualifiée et à une connaissance étendue de l’anglais, en particulier de la culture occidentale, spécialement américaine, les Philippines sont en train de ravir à l’Inde le titre de capitale du monde des « call centers ». Vingt-six ans après un soulèvement populaire qui avait, en février 1986, un air de fête et de libération collective, l’atmosphère est aujourd’hui plus circonspecte. La deuxième année de mandat de Benigno Aquino semble s’inscrire plutôt dans la continuité de ses prédécesseurs que dans le changement. Les réformes et la mise en place de programmes gouvernementaux capables de réduire la pauvreté chronique, la faim, l’arbitraire des tribunaux et une corruption endémique piétinent et les changements se font toujours attendre. Au fond, les Philippines illustrent bien les difficultés et contradictions inhérentes à une démocratie inachevée, greffée sur une structure de pouvoir oligarchique. Au-delà d’un électoralisme douteux et de l’idée d’une démocratie malmenée, sujette à des crises soudaines et imprévisibles, c’est la continuité avec le passé qui frappe au regard de la nature des luttes politiques depuis ces deux dernières décennies. Dominique Caouette